Le Solutionnisme - Skygreen & Ynsect
Cours
Dans le sixième chapitre du manuel, écrit par Pierre Steiner, nous avons vu la constitutivité de la technique. Cette idée s'oppose à celle de causalité selon laquelle il y aurait un lien de cause à effet unidirectionnel entre la conception, la technique et ses impacts. Elle critique aussi les philosophies instrumentalistes qui affirment que la technique est seulement un moyen utilisé pour répondre à des fins fixes, et qu'elle est neutre. En effet la technique reconfigure en réalité le milieu dans lequel elle s'inscrit, elle amène à considérer de nouvelles actions et fait advenir de nouvelles fins, de nouveaux désirs ou encore de nouvelles intentions. L'instrumentalisme est une idée simplifiée et réduite de la causalité et ne prend pas en compte la complexité du contexte.
Ainsi nous pouvons grâce à la compréhension de la constitutivité technique remettre en question les logiques de substitutions et solutionnistes, qui prétendent pouvoir régler des problèmes en développant de nouvelles technologies.
Le terme techno-solutionnisme ou solutionnisme technologique a été théorisé en 2013 par l’essayiste Evgeny Morozov dans son livre Pour tout résoudre cliquez ici, où il porte une vision critique de l’emballement numérique impulsé par les entrepreneurs de la Silicon Valley. Selon lui, les solutionnistes cherchent à résoudre des problèmes sans même avoir posément réfléchi à la question : or ces problèmes sont souvent mal posés, voire inexistants. Il va jusqu’à dire que cette augmentation technologique dissimule une diminution intellectuelle. D’après le philosophe des sciences Fabrice Flipo, le technosolutionisme vise je cite « à résoudre des problèmes politiques par des solutions techniques qui ne remettent pas en cause l’équilibre établit des pouvoirs, notamment la place des grandes entreprises et la recherche de croissance économique » (Fabrice Flipo. « Les mots de la science : S comme solutionnisme ». Podcast, The Conversation France, 2021). Le techno-solutionnisme est poussé par les grands groupes industriels et les gouvernements des pays développés qui cherchent à accroitre leur marchés, leur capitalisation et la croissance économique.
Fabrice Flipo prend l’exemple de la voiture électrique. La logique technosolutionniste veut que les voitures électriques remplacent les voitures thermiques afin de réduire les émissions de CO2. Cette stratégie de renouvellement du parc automobile est fortement encouragée par Emanuel Macron, qui défend un imaginaire de l’industrie automobile française. Il est nécessaire selon lui de s’inscrire dans ce récit technologique, alors même qu'il ne répond pas aux enjeux actuels. Dans un discours du 12 octobre 2021, annonçant le plan France 2030 qui vise à accélérer la transition énergétique, le président affirmait : « L’objectif est pour moi de produire en France, à l’horizon 2030 près de 2 millions de véhicules élec et hybrides. […] Nous voulons continuer de produire, nous croyons en l’industrie, mais nous savons que nous devons continuer de réduire nos émissions. […] On doit pour cela continuer de convertir notre parc automobile et réussir à faire que nos vieux véhicules polluants soient remplacés par de nouveaux véhicules électriques ou hybrides ou de dernière génération qui polluent beaucoup moins ».
Son discours est révélateur d’une contradiction entre le souhait de produire plus de voitures en relançant l’industrie automobile et la volonté de se déplacer bas carbone. Selon la logique technosolutionniste, centrée sur l’objet technique, il s’agirait simplement de remplacer une voiture par une autre pour résoudre le problème. Mais la réalité n’est pas si simple. D’une part, les solutions techniques ne fonctionnent pas toujours (la voiture propre bas carbone n’existe pas et ne pourra jamais exister selon certains experts), mais quand bien même elles fonctionnent, on peut se demander combien de temps mettront elles pour répondre au problème à son échelle (remplacer tout le parc automobile). On s’aperçoit alors que la voiture n’est pas un objet isolé mais une composante d’un système technique global qui doit être entièrement repensé (sources d’énergie vertes, infrastructures de recharges, industries de traitement des batteries en fin de vie, etc.) D’autre part, ces solutions technologiques oublient de considérer certains acteurs clefs : les consommateurs, qui ne sont pas toujours prêt à dépenser plus d’argent dans ces voitures, et les pays en développement qui sont obligés d’acheter ces technologies high tech car ils n’ont pas les moyens de les produire eux-même, les privant de développement.
Ainsi, pour atteindre les objectifs de diminution de gaz à effet de serre, on comprend que le remplacement du parc automobile par des voitures électriques est un pari bien plus risquer que de diminuer la place qu’occupe la voiture dans notre société. Des stratégies non techno-solutionniste, comme par exemple covoiturer, sont finalement beaucoup moins polluantes et gourmandes en énergie par passager qu’utiliser individuellement une voiture électrique.
Echec de la subsititution des modèles
La solution apportée par les fermes verticales s'ancre dans "une logique de substitution, qui repose sur "la conviction qu'une technique peut remplacer une autre technique, ou une action non-technique" (cf manuel p183).
Analyse Skygreens
Pour Skygreens, l'agriculture verticale vient en réponse à un manque de place et doit substituer l'agriculture horizontale en atteignant à terme les mêmes rendements tout en gommant ses défauts. Or, le modèle verticale présente des faiblesses, qui conduisent la chine a adopté une logique d'accumulation, l'agriculture verticale vient en support à l'agriculture horizontale. Nous avons identifié plusieurs faiblesses :
Limite en termes de types de cultures
Le modèle ne convient pas pour des cultures comme le blé, le riz, le maïs ou les fruits. Pour l'année 2019, la Chine a consommé 194 millions de tonnes de riz. De ce fait, la ferme verticale ne peut pas remplacer l’agriculture traditionnelle, elle apporte un soutien dans la production de certains aliments secondaires.
Accessibilité des produits
Les produits de la ferme restent chers à cause des coûts de production, ce qui limite l’accès aux produits frais pour certaines populations. A l’échelle de Singapour, ce modèle n’est donc qu’une réponse partielle à la demande locale de produits car sa production n’est destiné qu’aux foyers les plus privilégiés. Les foyers à faibles revenus continuent à acheter des produits importés, plus accessibles pour eux.
Analyse Ynsect
Il en est de même pour Ynsect dont la logique de substitution est à remettre en cause. Par exemple, l'entreprise souhaite conquérir les marchés de l'alimentation des poissons élevés en pisciculture. Cela permettrait de ne plus nourrir les poissons d'élevage avec des poissons sauvages, et ainsi de limiter la pêche dans les océans, et donc la perturbation des écosystèmes marins qui sont très largement surexploités, mais aussi d'améliorer la santé des poissons d'élevage.
Or, la substitution n'est pas d'évidente et on observe généralement une logique d'accumulation. Ici, seulement 5 à 30% des rations seraient à base d'insectes. Nous pouvons légitimement nous demander si cela n'ouvrira pas un nouveau marché de poissons d'élevage "haut de gamme" élevé avec de la nourriture à base d'insectes, tandis que des piscicultures plus bas de gamme continueront de prospérer. Nous pouvons poser les mêmes interrogations quand aux insectes dans l'alimentation humaine, au vu de notre société de surconsommation : est-ce que consommer des insectes ferait réellement baisser la consommation de viande ?
Un raisonnement solutionniste qui engendre des difficultés après réalisation
La réponse proposée par les fermes verticales reflète un raisonnement solutionniste. "Une logique solutionniste estime que l'introduction ou la modification d'une variable technique suffit pour résoudre nombreux problèmes non techniques" (cf manuel p184). Or, le plus souvent, l'introduction de la "solution" n'arrange en rien le problème initial, et peut même l'aggraver en générant des problèmes inattendus.
Analyse Skygreens
La ferme verticale de Skygreens, depuis sa création, rencontre plusieurs problèmes en lien direct avec son concept.
Dépendance à la technologie
Des structures aussi grosses que SkyGreens demandent un investissement élevé en maintenance et reposent sur des technologies poussées pour gérer l’eau, la lumière et la nutrition des légumes. Le projet est hautement dépendant des technologies, ce qui rend sa viabilité limitée dans le temps.
Impact environnemental de la construction et de l’énergie
La ferme utilise de l’énergie hydraulique pour son fonctionnement quotidien mais sa construction a nécessité des matériaux et de l’énergie.
Risque de perte de biodiversité
La ferme est dédiée à un type de culture à forte valeur ajoutée (laitue, épinards) ce qui laisse de côté les légumes les moins rentables. De plus, les cultures ont lieu en milieu fermé. Cela pourrait aboutir à un appauvrissement de la biodiversité, du fait de l’uniformisation des types de légumes cultivés, ce qui rend le système vulnérable à des épidémies.
Consommation élevée en ressources non-renouvelables
Mettre en place ces fermes signifie utiliser en masse des matériaux non-renouvelables (aluminium, acier, plastique,…) et des systèmes d’éclairage artificiel pour assurer la photosynthèse en permanence et maximiser la production. La fabrication et le transport de ces matériaux génèrent une empreinte carbone qui n'est pas compensée par la diminution des importations de légumes que la ferme rend possible via sa production.
Déconnexion avec les pratiques agricoles locales
SkyGreens est mécanisée et contrôlée, ce qui exclue les pratiques agricoles traditionnelles ou biologiques. Les pratiques agricoles traditionnelles favorisent la santé des sols et la gestion écologique des cultures.
Externalités cachées et impact social
Les fermes verticales comme Skygreens demandent un haut niveau de technologie, ces technologies spécialisées sont produites par quelques entreprises fournisseuses. Il y a une centralisation de la production alimentaire dans ce secteur. Si le modèle des fermes verticales s'étend, cela pourrait mettre en péril la sécurité alimentaire.
Analyse Ynsect
La logique solutionniste de Ynsect s'illustre tout d'abord par le fait que l'entreprise ait décidé d'implanter une nouvelle technique (les fermes-usines verticales d'élevage d'insectes) en pariant sur le fait que le projet allait fonctionner et être accepté, et a directement construit des usines gigantesques. Elle n'a pas tellement émis de réserve ni fait preuve de réserve quand aux potentielles difficultés et obstacles que le projet pouvait rencontrer, et aujourd'hui l'entreprise est placée en procédure de sauvegarde. Ensuite, cette logique solutionniste forte va causer de nouvelles problématiques importantes. Nous avons pu relever différents obstacles, premièrement, liés aux dépendances aux différents flux et à une technique très développée qui peuvent affaiblir le développement et la durabilité du projet. En effet, la technologie Ynsect dépend de la présence d'infrastructures considérables et de leur bon état de fonctionnement. La ferme-usine est aussi très dépendante des flux de ressources telles que l'eau, l'électricité, l'alimentation des insectes, et en cas de problème d'approvisionnement, l'entreprise est à l'arrêt. Des problèmes graves pourraient survenir car les scarabées sont des être vivants nécessitant des soins constants, et on peut facilement imaginer qu'en cas de manque d'eau, nourriture ou chaleur, les colonies d'insectes meurent. Deuxièmement, l'intelligence artificielle et les robots sont aussi nécessaires au fonctionnement de l'usine, ce qui va poser de nouvelles questions techniques et éthiques. Troisièmement, la logique solutionniste entraîne des problèmes liés à l'économie, car en réalité, il n'y a pas de marché déjà existant pour des produits en si grandes quantités, et pour reprendre l'exemple de la nourriture pour poissons, elle est en concurrence directe avec des protéines de soja importées et moins chères (qu'elle cherche a substituer), ce n'est pas parce que une technique est "mieux" sur certains critères qu'elle sera révolutionnaire et adoptée. Enfin, quatrièmement, il y aura des problèmes liés aux nouvelles pollutions générées.
Analyse du cas général des fermes verticales
"Le solutionnisme se propose d’injecter ou de projeter une technique sur un milieu malléable, pur réceptacle bénéficiaire de l’innovation technique. À rebours de cette vision déterministe, la logique de la constitutivité souligne que si une technique peut structurer, transformer ou encapaciter/habiliter des formes de vie, c’est en participant à un milieu. Cette participation à un milieu n’est pas garantie par le respect d’une méthode ou de procédures fonctionnelles, c’est même l’inverse : piloter à l’avance, formater et vouloir déterminer a priori une technique est la meilleure façon de l’empêcher d’ouvrir un milieu. Confondre le milieu avec le modèle que l’on en a ou avec un système, peut à tout moment transformer la technique en facteur de contrainte et de limitation des capacités des agents." (cf manuel p 184)
Cette citation expose la manière dont la logique solutionniste permet à ses adhérents de concevoir en s'affranchissant du milieu. Cette logique est très présente pour l'ensemble des fermes verticales car il y a l'idée de pouvoir construire le même modèle de ferme transposable partout dans le monde en s'affranchissant autant de l'environnement que de la culture, c'est à dire indépendamment du climat, de la météo, des ressources, du contexte social, etc. La volonté d'appliquer la même méthode partout pour répondre à la problématique globale d'une alimentation locale, saine et respectueuse de l'environnement est un non sens, et ne pas considérer chacun des milieux dans leur singularité est une erreur.
Dans son livre L’existence capsulaire, Ségolène Guinard aborde une réflexion sur cette démarche techno-solutionniste qui sous-tend la conception des fermes verticales. Elle s’intéresse plus largement à ce qu’elle nomme les systèmes capsulaires, qui désignent ces lieux d’habitation ou de production de nourriture hermétiques à l’environnement extérieur (à l’instar des vaisseaux spatiaux dont s’inspire d’ailleurs l’architecture des fermes verticales). Ces systèmes technologiques arrachés au milieu représentent selon elle un danger, en invisibilisant la crise environnementales et les acteurs de leur responsabilité sociétale : « L’existence capsulaire est l’expression de cette forme d’habitation qui [efface] la possibilité de voir la catastrophe comme catastrophe, et où l’adaptation et l’engouement technologique ont raison de la réflexion sur les conditions de la continuation de la vie collective » (Guinard, 2021). Ces designs futuristes d’habitation et de production de nourriture reflètent selon elle « une confiance dans la capacité des technologies à nourrir la possibilité d’un avenir s’accommodant de la vie dans des intérieurs absolus, et de l’apprentissage de l’indifférence face aux catastrophes qui ne cessent d’advenir au-dehors » (Guinard, 2021). Les fermes verticales représentent donc autant de solutions technologiques prêtes à l’emploi permettant aux individus de se détacher matériellement mais aussi moralement des urgences climatiques.
La nécessité de développer une logique de suppléance
Nous venons de voir que les logiques de substitution et solutionnistes ignorent la constitutivité de la technique et engendrent divers problèmes. C'est pourquoi nous souhaitons introduire une logique de suppléance qui "à la différence de la substitution, ne vise pas à remplacer; elle introduit une transformation. La suppléance ne repose pas sur l’idée que la technique est, de façon nécessaire et suffisante, la solution: la transformation introduite par la suppléance ne devient une solution ou une amélioration éventuelle qu’en faisant milieu" (cf manuel p184). Ainsi, on peut se demander si les projets ne s'inscrivent pas déjà partiellement dans une logique de suppléance et s'interroger sur la manière dont ont pourrait les améliorer.
Analyse Ynsect
Pour Ynsect, malgré les difficultés manifestes rencontrées par le projet, celui-ci propose des réponses intéressantes aux problématiques de l'alimentation durable et a déjà su convaincre beaucoup de monde. L'entreprise a une démarche de réflexion et de responsabilité socio-environnementale forte avec la participation à plusieurs pactes, labels et accords. Les propositions que nous ferions pour davantage s'inscrire dans une logique de suppléance seraient de réfléchir à des alternatives moins pointues et complexes technologiquement pour améliorer la résilience et la soutenabilité, mais aussi pour permettre à différentes techniques alternatives sur le même concept de se développer. Ensuite, pour permettre l'appropriabilité de la technique si celle ci est adoptée, il faudrait partager le savoir et la connaissance de façon à ce que d'autres groupes d'individus puissent développer l'idée de manière autonome. Ainsi, une potentielle transformation de nos sociétés grâce aux protéines d'insectes serait envisageable et souhaitable. Néanmoins, nous pouvons aussi souligner que ces recommandations sont probablement difficiles à appliquer dans notre économie, par rapport au marché et à la concurrence.