L'oubli des milieux - SkyGreens
Définition de l’oubli ou occultation des milieux
Nous abordons dans cette partie le cas de l’oubli des milieux. Il nous faut tout d’abord se pencher sur le concept de milieu tel que défini par Mathieu Triclot dans le chapitre 2 du manuel « portrait d’une notion ». Il y énonce quatre propriétés essentiels des milieux. La première est l’élargissement des échelles. Il s’agit de ne pas considérer uniquement une technologie et son environnement immédiat lors de la conception, mais aussi son intrication dans d’autres systèmes (sociaux, géographiques, politiques, etc.). La seconde propriété est la constitutivité. Elle consisiste à prendre en compte la « puissance productive de la mise en relation », en portant le regard non pas sur les objets mais sur les relations qu’ils entretiennent, sur les « mi-lieux ». La troisième propriété est la réflexivité, c’est-à-dire le fait que la technique conditionne nos manières d’agir, de penser, et de l'évaluer, car nous sommes nous-même situés au « milieu des mi-lieux ». La dernière propriété est la normativité. Il s’agit du fait que les milieux sont chargés de valeurs qui sont propres à chaque être vivant, et les milieux conditionnent eux-même également l’évolution de ces valeurs et normes. Ainsi, la distinction entre milieu est environnement est claire. Comme le souligne l’éthologue Jakob von Uexküll, l’environnement peut être observé de manière objective, tandis que le milieu est subjectif : il n’existe que dans la perspective des êtres-vivants, il est relatif à leurs perceptions propres. Il est donc impossible d’adopter une position d’extériorité ou de surplomb par rapport au milieu comme c’est le cas avec l’environnement, car nous somme nous-même au milieu des mi-lieux. Plus encore, le milieu ne se contente pas de nous environner, il nous constitue autant que nous le constituons. Comme l’affirme Victor Petit : « pour changer d’environnement, il suffit de le modifier, tandis que pour changer de milieu, il faut se modifier soi-même » (Petit, 2015).
Exemple illustrant l’oubli des milieux
À cause de leur aspect constitutif, les milieux ont ainsi tendance à être invisibilisés aux yeux des concepteurs de technologies. Or un projet technologique oubliant les milieux peut avoir des effets délétères sur ces derniers.
Un exemple illustrant cette idée est l’expérience Biosphere 2. Il s’agit d’un site expérimental construit dans les années 1990 en Arizona pour mimer un système écologique miniaturisé et accéléré de la Terre. L’objectif était de reproduire les conditions sur Terre permettant le maintien de la vie, en construisant une structure en verre close de 1,27 hectares composée de plusieurs biomes (forêt tropicale, désert, savane, océan, etc.) Or, cette expérience scientifique s’est soldée par un échec. Les participants ont très mal vécu l’isolement social au sein d’un groupe restreint de personnes pendant plusieurs mois. De plus, il n’ont pas réussi à recréer l’écosystème Terre et les défaillances du modèle se sont révélées sur plusieurs aspects (chute des niveaux d’oxygène, accumulation de dioxyde de carbone, pénuries alimentaires, etc.) La leçon que nous pouvons tirer de ce cas est que l’idéal de maitrise du milieu est une chimère. En effet, le « milieu Terre » ne se limite pas à la somme des éléments qui composent l’écosystème, il est bien plus vaste et complexe, traversé par les interactions entre les éléments. Cette expérience illustre bien le fait que le milieu excède sa mise en système. Comme l’énonce Mathieu Triclot : « Si on les oublie, les milieux renâclent, résistent et se ré-invitent par l’échec ».
Friction du concept avec le cas étudié
Nous pouvons alors nous interroger sur la présence de phénomènes d'oubli des milieux dans le cas de cette ferme verticale. En effet, ce dispositif high tech modulaire tend à reproduire le micro-environnement des plantes, sans nécessairement prendre en compte le milieu dans lesquelles elles évoluent. S’il est vrai que la croissance des plantes semble fonctionner dans ce contexte technologique restreint, nous pouvons nous demander ce qu’il en serait si cette technologie était déployée à grande échelle. Plusieurs composantes essentielles (ainsi que leurs interrelations) de la production de nourriture à Singapour semblent ne pas avoir été considérées :
> L’oubli des milieux – le sol
Le modèle de SkyGreens est fondé sur le contrôle de la nature par l’Homme et la croyance que les prouesses technologiques et l’intensification des cultures sont les meilleures pratiques. Voyons les répercussions de cette représentation sur la prise en compte du milieu de culture de la plante.
Tout d’abord, SkyGreens opère un basculement sémantique de la notion du localisme, en le réduisant à la production d'un produit « ici » (sur place), plutôt qu'à la production d'un produit « qui vient d'ici », qui s'intègre dans le milieu local (son climat, ses habitants, etc.). En effet, des plantes non endogènes au climat de Singapour sont cultivées à SkyGreens, leur croissance étant rendue possible car elle est hors sol et sans contact avec l’air extérieur. Une vision du localisme orienté milieu ne réduirait pas ce concept à son sens géographique mais engloberait sa dimension philosophique : le sol est un tissu connectant les humains et le paysage.
Le sol, qui est traditionnellement lieu nodal des soins dans l’agriculture, disparait dans les fermes verticales. Il n’y a pas de culture du sol, qui contient les espèces vivantes qui jouent à leur tour un rôle dans la croissance des plantes (symbioses, apports en nutriments, aération). Les relations entre les éléments du milieu sont ainsi invisibilisées et ignorées. SkyGreens s’est pourtant vue attribuer la certification Standards for Organic Primary Produce (SS 632) créé par Singapour. Pourtant, parmi les critères traditionnels pour être une ferme dite «organique », on y trouve : « favoriser la biodiversité et la balance écologique ». Or, bien qu’elle composte et réutilise des déchets, SkyGreens ne peut pas remplir ces critères dans ses tours A Go Grow hors sol. Ceci interroge sur les valeurs de cette certification (qui autorise même l’éclairage artificiel).
Ainsi, dans l’agriculture verticale de SkyGreens, le soin est d’abord orienté non pas vers le sol mais directement vers les plantes, comme l’illustre le contrôle de leur microenvironnement et leur cycle de vie écourté. Ces plantes sont alors perçues comme un produit isolé. Il y a un oubli de l’importance d’un soin orienté sur l’interdépendance entre le sol (abritant des espèces multiples) et les plantes. Cette non-considération est favorisée par la distanciation et la virtualisation induite par l’utilisation de technologies pour contrôler la croissance des plantes. Comme l’affirme Mathieu Triclot au sujet de Biosphere 2, « cet écosystème vivant sous cloche est construit sur l’oubli de l’historicité irréductible et de la singularité des milieux réels ».
Le fait de confiner les plantes dans un microenvironnement contrôlé pour les préserver de la pollution extérieure, des insectes ravageurs ou encore des aléas climatiques revient à ignorer les problèmes écologiques actuels et se découpler des milieux dans leur globalité. Par ailleurs, les technologies mises en place par SkyGreens pour reproduire l’environnement extérieur optimal peuvent se révéler contre-productive : les plantes grandissant dans cet environnement minimal automatisé pour gagner du temps sont en fait beaucoup moins résistantes aux variations de paramètres rencontrés dans la nature et nécessitent encore plus de soin et encore plus de dépendance à la technologie.
> L’oubli des milieu – les habitants
Si la volonté d’un retour à une agriculture plus locale est une demande forte de la part des habitants de Singapour qui semblent accorder de plus en plus d’importance à la santé et l’environnement, nous allons voir que certains acteurs du milieu restent impensés par les concepteur.ices de la ferme et par l’État.
Tout d’abord, les termes utilisés par le gouvernement « agri-spécialistes », « agri-technologistes » et « usines à plantes » pour décrire cette nouvelle ferme urbaine ne sont pas anodins. Ils reflètent la vision très techno-centrée, industrialisée et intensive des nouvelles formes d'agriculture à Singapour. Cette vision des fermes et des producteur.ices entre en opposition avec les mouvements qui promeuvent une démocratisation des pratiques de culture (mouvement grow your own food, concept de slow food, en référence au slow tech). Ceci ne signifie pas que l’utilisation de technologies est nécessairement néfaste, elles ouvrent de nouvelles pistes de solution (gain de temps, optimisation des conditions de culture), mais elle fait partie intégrante des soins dans le processus de croissance, elle doit être mise en interaction avec les autres éléments, intégrée au sein du système.
De plus, les dispositifs « high tech » permettant de maximiser la production mis en place dans la ferme urbaine ont nécessairement un impact sur le coût des produits (les légumes cultivés sont d’ailleurs généralement ceux avec la marge la plus intéressante). Ainsi, seuls les habitants plus aisés financièrement peuvent consommer ces produits, ce qui mène à une forme de gentrification et d’oubli de milieux sociaux. Les habitants plus défavorisés sont quant à eux contraints de continuer àconsommer des produits importés.
Enfin, cette ferme se veut modulaire et transposable dans n’importe quel milieu. Ce fantasme techno-solutionniste oublie que l’implémentation de l’innovation technologique proposée est indéniablement liée aux conditions locales (demande alimentaire, disponibilité de la main d’œuvre, conditions agricoles) et globales (contexte agricole de plus en plus mondialisé à travers les imports exports). En particulier, les pays en développement touchés par la pauvreté, avec peu d’infrastructures pouvant alimenter ces technologies et un manque d’accès des populations défavorisées aux produits alimentaires, restent des impensés par les concepteurs de SkyGreens. Ainsi, l’intérêt de ce modèle agricole est indissociable du milieu, reposant sur des facteurs locaux variés (densité urbaine, habitudes alimentaires, accès à l'eau l'énergie, etc.)
Ouverture : Comment prendre en compte les milieux lorsqu’il s’agit de concevoir les modes de production de la nourriture de demain ? (à terminer)
Pour explorer les possibilités d’une conception orientée milieu dans le cas de la production de denrées alimentaires à l’échelle d’une ville, il est pertinent de s’interroger sur d’autres modèles d’agriculture urbaine émergents.
On remarque qu’il existe une multitude de méthodes agricoles innovantes, toutes se focalisant sur certains aspects du milieu. SkyGreens est ainsi en opposition avec d’autres modèles agricoles qui prennent davantage en compte le milieu. Cette considération peut par exemple ête faite par l’imprégnation du tissu social dans la production agricole, l’utilisation de savoir-faire et pratiques agricoles locales, l’éducation et sensibilisation des consommateurs, l'ouverture des pratiques aux citoyens, l’expertise des agriculteurs (plus fine que les systèmes automatisés d’arrosage par exemple), etc.
Il existe des solutions alternatives à Singapour qui prennent davantage en compte le milieu et prennent soin du milieu :
Fermes organiques : Ministère américain de l'agriculture : exploitation qui démontre sa capacité à intégrer des pratiques culturelles, biologiques et mécaniques qui favorisent le cycle des ressources, promeuvent l'équilibre écologique et préservent la biodiversité.
Fermes communautaires/citoyennes : espace ouvert qui permet aux citadins d'être en contact avec d’autres habitants (création de lien social et culturel), de se reconnecter avec la nature et le sol, et qui encourage les gens à cultiver leur propre nourriture.
Foodscaping : concevoir des pratiques agricoles spécifiques et localisées.
Economie circulaire : récupération de déchets de restaurant compostés et réutilisés dans les fermes.
Fermes avec des cultures plus diversifiées, où les relations écologiques interespèces sont pensées (et non pas uniquement le prisme des bénéfices pour l’humain)
Permaculture (observer les écosystèmes pour reproduire des systèmes agricoles diversifiés, synergiques et résilient, en pensant l'interrelation entre les plantes).